Le combat fut relaté par le commandant de la Couronne, dans son rapport au Préfet maritime. La BNF, 5, rue Vivienne, à Paris, (métro bourse), possède un exemplaire, probablement un brouillon, car il comporte des ratures et des corrections.
Rapport du Commandant de la frégate Couronne
à propos du combat entre le Kearsarge et l’Alabama
à l’Amiral Dupouy, Préfet Maritime
Frégate cuirassée La Couronne Cherbourg, le 19 juin, 1864.
Amiral,
Conformément à vos ordres j'ai allumé les feux en même temps que le bâtiment confédéré Alabama. A 7h50 nous avions de la pression.
Le bâtiment fédéral Kerseage restait dans le N.E. à très grande distance. A 9h45 l'Alabama a appareillé et la Couronne a filé son corps mort et l’a suivi à la distance prescrite. Dès que ce bâtiment a été en dehors des eaux territoriales je me suis dirigé immédiatement sur la rade et j'ai repris le mouillage que j'occupais avant mon départ.
Nous avons suivi de la mâture les mouvements des deux bâtiments qui se trouvaient très au large. On ne distinguait pas bien leurs mouvements, lorsque tout-à-coup on m'a prévenu que l'on croyait avoir vu un des deux bâtiments couler bas ; on distinguait sur les lieux du sinistre une très grande réunion de bâtiments et de bateaux du port. Je me suis empressé de vous transmettre cette information, mais à cause de la distance où se trouvaient les combattants et de l'état brumeux du temps il était difficile de se rendre compte exact de l'état des choses. Le bâtiment à vapeur le Var se dirigeait du reste sur les lieux.
Je suis avec respect,
Amiral,
votre très obéissant serviteur
Le Cap’ne de V’eau Command’t la Couronne
Penhoat
P. S. Nous avons acquis la certitude que c'est l'Alabama qui a succombé dans cette lutte glorieuse.
Mouvements de la Couronne et des deux bâtiments américains
3h30 Aperçu le Kerseage au N. E.
5.45 Alabama commence à virer.
6.10 Alabama allume les feux.
6.10 Couronne allume les feux.
6.55 Couronne communique avec Alabama.
7.25 Kerseage au N. E. courant à l'O.
7.50 Alabama a de la pression.
7.55 Couronne a de la pression.
8.00 Kerseage à l’E. N. E. bien loin.
8.30 Couronne prête à marcher.
9.30 Alabama vire à pic.
9.30 Couronne aux postes d'appareillage.
9.35 Kerseage a l'E 1/4 N. E.
9.45 Alabama appareille.
9.50 Kerseage disparu.
9.54 Alabama passe devant la Couronne.
9.55 Couronne appareille.
10.00 Alabama double la pointe du musoir.
10.07 Kerseage au N. E.
10.10 Alabaman quitte le pilote.
10.18 Couronne double le musoir.
10.20 Kerseage au N. 80° E.
10.22 Couronne gouverne à l'E. N. E.
10.23 Alabama au N. E. 1/2 N.
10.30 Kerseage change de route (vient sur tribord).
10.50 Couronne vient sur bâbord, rentre.
10.50 Kerseage arbore sa demi-enseigne.
11.03 Commence le combat.
11.50 Couronne mouille.
Le bâtiment confédéré Alabama, commandé par le Capitaine Semmes, mouilla sur la rade de Cherbourg le 11 juin 1864 venant du Cap de Bonne Espérance. Ce bâtiment avait déclaré 122 hommes d'équipage ; on a su depuis qu'il avait à bord 22 officiers confédérés. L'Alabama était un joli bâtiment à hélice de 13 à 1400 tonneaux, bien mâté, d'un faible échantillon en bois, armé de 6 canons. Deux de ces canons étaient établis à pivot, le premier entre le mât de misaine et le grand mât était une pièce rayée de 9 pouces, portant un boulet creux cylindro-sphérique. Le second canon placé entre le grand mât et le mât d'artimon était une pièce à âme lisse du calibre de 48 à 50, boulet plein (pour les calibres, il peut y'avoir du doute, on s'en est rapporté aux assertions des officiers sans la contrôler par esprit de discrétion), les autres pièces étaient du 30, ayant l’apparence de nos obusiers de 30 de marine. Le Capitaine disait que le cuivre de son bâtiment était en mauvais état : il avait reçu l'autorisation de compléter son charbon à Cherbourg rade et non de se réparer, car il n'est pas entré dans le port.
Le Kerseage, commandé par le Capitaine Vinslow, a paru le 14 devant la digue, venant de Douvres. Ce bâtiment a déclaré 140 hommes d'équipage. C'est un aviso à hélice de 14 à 1500 t, armé de 6 canons dont deux canons Dahlgreen de 11 pouces (27 cm.) du poids de 7700 Kilog. établis à pivot sur le pont, l'un entre le grand mât et le mât de misaine, l'autre entre le grand mât et le mât d'artimon. Ces deux canons lançaient des obus et des grappes composées de biscayens et de boulets de 4 ; il n'y avait pas à bord de boulet plein pour cette artillerie : les 4 autres canons étaient des pièces de 32 correspondant à notre 30, nos. 3 ou 4.
Le Kerseage est un bâtiment en bois, d'assez fort échantillon, blindé sur le côté avec des bouts de chaîne de 36 à 40 mm de fer de maillon, placés verticalement depuis le bastingage jusqu'à 1 mètre au-dessous de la flottaison. Ces bouts de chaîne sont serrés l’un contre l'autre de telle sorte que la maille à plat engraine dans la maille en saillie. Le tout est lié par des amarrages en filin. Je ne connais pas le système qui rattache cette sorte de cotte de maille au bâtiment (ce sont des crampons probablement). Le tout est recouvert d'un léger soufflage en sapin.
Ce blindage est placé sur le côté du bâtiment de manière à couvrir sa machine.
Le Kerseage se présenta devant la passe de l'Est sans entrer et vint demander l'autorisation de communiquer avec son consul, autorisation qui lui fut accordée après quelques difficultés sanitaires. Il s'établit ensuite en croisière au large de la digue, en dehors des eaux territoriales avec une telle discrétion que la plupart du temps il était hors de vue.
On a dit que les deux capitaines s'étaient envoyé un cartel. Le Capitaine Vinslow repousse cette assertion. Il n'a envoyé aucun défi mais il avait reçu une lettre du Capitaine Semmes qui lui annonçait qu'il sortirait pour le combattre. Le Capitaine Semmes avait annoncé sa résolution officiellement et prévenu qu'il sortirait le Dimanche 19 entre 9 heures et 10 heures du matin. Les deux bâtiments avaient reçu dès leur arrivée dans le port un extrait des instructions auxquelles les belligérants doivent se conformer pendant leur séjour sur les rades françaises.
Le Dimanche matin l’Alabama alluma les feux vers 9 heures ½ et toute la population garnissait les quais, les môles, les tours, le Roule et la digue pour voir le combat naval. Il y avait affluence de Parisiens arrivés le matin par un train de plaisir.
L'Alabama appareilla vers 9h1/2 et lorsqu'il fut devant la Couronne, cette frégate laissa filer son corps-mort et le suivit à une distance suffisante pour ne pas gêner ses mouvements. Elle avait ordre d'empêcher tout engagement dans les eaux territoriales et de revenir au mouillage dès qu'elle serait assurée que le combat serait: livré en dehors des eaux françaises.
Au moment où les bâtiments doublaient le musoir de l'Est, le Kerseage restait dans l'E.N.E. cap au N. E. à 12 milles de distance.
Parvenue à la limite des eaux territoriales la Couronne signale sa position à la digue, qui signale à la Couronne de reprendre son mouillage, ce qui fut exécuté sans délai. Il y avait au large nombre d'embarcations du port, trois yachts anglais dont un à vapeur. Le Var était sous pression prêt à porter secours au besoin.
Dès que l'Alabama se trouva libre de ses mouvements, il se dirigea sur le Kerseage qui continuait à faire route au N. E. Mais peu après, celui-ci changea de route et se dirigea sur l’Alabama. Les deux bâtiments couraient l'un et l'autre à toute vapeur et la distance qui les séparait se trouva bientôt réduite jusqu'à la portée du canon. Alors l'Alabama changea de route et sembla décrire un demi-tour sur bâbord pour présenter la hanche de tribord à son adversaire, puis il commença le feu avec sa pièce à pivot de l'arrière. Les bâtiments pouvaient se trouver à 8 ou 9 encâblures l'un de l'autre et à 9 ou 10 milles de terre. Le Kerseage ne répondit pas à ce premier et ne commença à tirer qu'après le 3ième coup.
Cette position oblique en retraite prise par l’Alabama était certainement la position la plus sûre pour un bâtiment de faible échantillon comme l'Alabama ; il présentait à l'ennemi un but restreint, il couvrait autant que possible sa machine et croyant avoir la supériorité de marche, il était maître de la distance. Il attaquait l’ennemi avec sa pièce la plus puissante, dans la partie non cuirassée ; mais soit que le Cap'ne Semmes se soit laissé emporter par son ardeur, soit qu'il ignorât, comme on l'assure, que le Kerseage fùt cuirassé, il resta très peu de temps dans cette position et faisant un demi-tour sur tribord, il alla croiser son adversaire à contre bord en le canonnant vivement par son côté de tribord. A partir de cemoment les deux adversaires ont tourné l'un autour de l'autre sur des cercles dont les rayons ont varié depuis 4 encablures jusqu'à 2 et se canonnant à contre bord par le côté tribord.
On a compté jusqu'à 7 tours. Mais à ce jeu le Kerseage qui était blindé sur le côté avait tout l'avantage, il pouvait de plus tirer avec ses deux énormes canons. Atteint de trois coups sur le côté dont deux près de la flottaison, le blindage en chaîne arrêta les projectiles qui auraient désemparé la machine s'ils avaient pénétré dans le bâtiment. Sans le blindage l'issue du combat aurait pu être différente. Quoi qu'il en soit, l'Alabama reçut des obus qui ébranlèrent sa charpente au point qu'il ne tarda pas à faire de l'eau. Un éclat d'obus ou un boulet atteignit probablement une chaudière, car on vit tout à coup un nuage de vapeur s'échapper de ses flancs. Quelques personnes ont assuré qu'il reçut derrière un obus qui, en éclatant, le désempara de son hélice et de son gouvernail. Toujours est-il que la machine s'arrêta et que L'Alabama mit à la voile tâchant de rallier la terre ; mais à partir de ce moment il était à la discrétion de son adversaire qui en a bien profité car un moment après l’Alabama se rendit et ne tarda pas à couler à pic en s'enfonçant par l’arrière.
Tout ce qui surnageait a été sauvé par le canot du Pilote Mauger, les embarcations du Kerseage, et le yacht à vapeur anglais qui sauva le Cap'ne Semmcs et les officiers et se dirigea vers les côtes d'Angleterre à la grande stupéfaction du Cap'ne Vinslow, Relativement à ce dénouement désastreux, la perte en hommes n'a pas été considérable. On compte 2 noyés, 6 tués et 16 à 17 blessés.
Le Kerseage a reçu trois boulets sur le blindage dans le prolongement de la cheminée qui n'ont produit qu'un effet insignifiant. Un boulet a traversé la cheminée, deux projectiles ont traversé au ras du pont. L'un en éclatant a blessé trois hommes. Ce sont les seuls blessés qu’ait eu le Kerseoge. Un obus s'est logé dans la tête de l'étambot où il est resté sans éclater. L'étambot porte dans cette partie des fentes longitudinales, mais le système est solide.
Les deux champions se sont bien battus, le confédéré avec fougue, le Yankee avec flegme. L'Alabama a beaucoup tiré. Le Kerseage a tiré 130 coups, dont 52 avec les Dahlgreen.
Voici quelles sont les dimensions des canons du Kerseage :
Canons Dahlgreen
Mesures anglaises
Diamètre de l’anse 27c94 11 inches
Longueur totale 4.12 (m) 13 ft. 6 inch.
Poids du boulet plein 86.97 (kilos) 192 pounds English
d° de l’obus 62.96 139 d°
Poids du canon 7701.00 1700 d°
Charge pour obus 6.800 15 d°
d° pour boulet 9.07 20 d°
Vitesse initiale (douteux) 4267
Il n’y avait pas à bord du Kerseage de boulet plein pour cette artillerie mais on m’assure que depuis peu des expériences ont conduit à adopter le boulet plein pour cette pièce.